À la découverte de Werner Herzog : de 1971 à 1973

Après deux premiers longs-métrages remarqués, Werner Herzog décide de faire une pause dans la fiction et de se tourner vers le documentaire avec trois projets, tous au style différent mais révélateurs des obsessions du cinéaste. Que ce soit avec Fata Morgana ou Pays du silence et de l’obscurité, le cinéaste Allemand rajoute un à un des galons à son style.

Fata Morgana (1971)

Pour Fata Morgana, le réalisateur inaugure ses voyages aux quatre coins du globe et tourne en Afrique pendant presque quatre ans afin de filmer des mirages ; un concept alléchant mais tout de même singulier car par définition impossible à capturer. Pourtant, Herzog arrive à nous livrer un beau voyage spirituel d’1h15 sur du Léonard Cohen.

Dès les premières minutes nous ne savons pas où le réalisateur veut nous emmener. Et pour cause, une boucle d’atterrissages d’avion sème le trouble jusqu’à l’arrivée dans le désert avec un total dépaysement. Herzog travaille avec brio sur l’horizon, imperceptible et infini, grâce à aux cadres bicolores, aux teintes ocres du sable et du ciel bleu azur. Outre la beauté de ces plans, le film ne tombe jamais dans la vulgaire carte postale, au contraire. Il nous invite plutôt à vouloir découvrir le hors-champ, le lointain, comme bon nombre de ses personnages. Il est d’ailleurs très intéressant d’observer la position du réalisateur quant à la présence humaine au sein de ces dunes.

En effet, les pipelines et autres tours enflammées se situent sans cesse en fond de cadre, perdues sous les vapeurs de chaleur, recréant ainsi une sensation de mirage. Cette distanciation critique s’opère pour toutes activités humaines modernes qui pollueraient le cadre naturel du désert et ses habitants. À contrario, lorsque les autochtones sont filmés, la caméra ose s’approcher pour nous montrer des visages atypiques, vrais, simples. Il en est de même pour les vestiges d’une exploitation passée et rattrapée par la nature comme des carcasses d’avion, de voiture, des ruines d’un ancien hangar, ou de pauvres charognes d’animaux. Dans le désert, le temps fait son œuvre et l’homme n’est rien face à cette immensité inestimable.

Mais en dehors du travail sur cette ligne d’horizon, la caméra nous offre quelques fois de sublimes travelling latéraux sur une musique envoutante de Léonard Cohen. Une sorte de lâcher-prise où nous découvrons des paysages abandonnés où la vie semble s’être arrêtée, et pourtant si beaux… Rajoutons à cela une sublime voix-off faisant l’état de la création et de la mort de l’homme et on obtient du grand art. On voit rarement de telles images, paraissant si simples mais évoquant énormément de choses que chacun interprétera à sa manière.

Sans être le film le plus populaire dans la filmographie de Herzog, il faut reconnaître qu’il en est une pierre angulaire et déterminante. Il est assez impressionnant de voir comment les choix de ses sujets documentaires sont étroitement liés à ses fictions. Ici la figure du mirage, chimère éternelle d’environnements hostiles, apporte une poésie folle et évoque par la même occasion les quêtes illusoires de bon nombre de ses personnages. Des images de nature qui invitent le spectateur à réfléchir, à la manière du Koyaanisqatsi de Godfrey Reggio ou du diptyque Baraka/Samsara de Ron Fricke, même si l’absence totale de paroles de ces derniers leur apporte encore plus de mysticisme.

Pays du silence et de l’obscurité (1971)

En rentrant de son long voyage en Afrique, notre ami teuton décide de réaliser un autre documentaire dans un style totalement différent : Pays du silence et de l’obscurité. Pour ce quatrième film, Herzog décide de s’intéresser au destin peu commun de Fini Straubinger, une vieille dame rendue sourde et aveugle suite par un accident, qui développe de nouvelles techniques afin de mieux appréhender ce nouveau monde silencieux et invisible…

Si Fata Morgana et ses images de nature était planant, voire envoûtant, ce film là est plutôt d’une immense sensibilité. Nous suivons la vie de cette dame qui demeure forte et s’adapte malgré tout. Pour s’en sortir et communiquer avec ses semblables, elle a développé un nouveau mode de communication absolument bluffant. Celui-ci consiste à dessiner du bout de ses doigts des signes dans le creux de sa main.

Herzog est souvent décrié pour son approche du documentaire parfois biaisée par la mise en scène. Il n’empêche que cela sert son récit et n’entache en rien l’aura de ses films. Dans celui-ci par exemple on trouve une anecdote inventée par le réalisateur et racontée par Mme Straubinger, une certaine compétition de ski à laquelle elle aurait participé en étant aveugle et sourde. C’est faux mais tellement poétique et prémonitoire de ses prochaines expériences…

Sur cette image notamment, nous assistons à un baptême de l’air du personnage pour le moins singulier. Alors sourde et aveugle, dans un pays silencieux et obscur, Fini Straubinger vole dans une expérience sensorielle hors du commun, n’étant guidée que par ses sensations physiques. Le rapport à la main et au toucher est d’ailleurs extrêmement développé grâce à sa technique de communication, mais également à ses aventures. Dans une séquence très émouvante, elle effleure des cactus dont on ressent le léger picotement à travers le cadre.

Ce témoignage composé de plans qui durent installe une ambiance et installe les personnages dans le cadre afin de le dévorer de tendresse. C’est une démarche semblable à celle de Raymond Depardon, sans la fameuse distanciation quasi fantomatique du français. Car s’il y avait un léger reproche à faire à Pays du silence et de l’obscurité, ce serait la présence parfois inopportune de son réalisateur qui rajoute une voix off souvent dispensable. Le documentaire aurait gagné à dépeindre des personnages qui se suffisent à eux-mêmes, mais Herzog adore imprégner son œuvre par sa voix ou sa présence physique…

Avec son deuxième documentaire, le réalisateur allemand nous fait découvrir un destin hors du commun dans un de ses films les plus simples et tendres. Véritable voyage pédagogique, le spectateur apprend à redécouvrir le langage et le rapport au corps à travers les mains de Fini Straubinger dont la joie de vivre et la persévérance à toute épreuve servent d’exemple. Le documentaire qui suit amorcera la soif d’aventure et la recherche de l’impossible du réalisateur, qui a su trouver son alter ego sportif en la personne de Walter Steiner.

Aguirre, la colère de Dieu (1972)

Jusqu’à présent Herzog avait réalisé des films assez sages (mis à part Les nains aussi ont commencé petits) tout en soulevant des thèmes qui vont exploser dans celui-ci. Il s’agissait alors de longs préliminaires, qui préparaient un coup d’éclat d’une folie créatrice abasourdissante ! Prenant comme toile de fond les expéditions des conquistadors en Amérique du Sud, le film traite de la quête obsessionnelle de l’Eldorado. Une expédition mandatée par Gonzalo Pizarro, commandée par Pedro de Ursúa et secondée par le mégalomane Lope de Aguirre. Le mythe de ces citées d’or va alors semer le trouble au sein de l’équipage, libérant une folie des grandeurs dans les esprits les plus vils d’entre-eux…

Au lieu de magnifier la nature de l’Amazonie, Herzog opte pour une caméra au poing, une photographie brute et un environnement hostile. Le spectateur est plongé in medias res dans des dédales naturels où le sol semble aussi praticable qu’une coulée de lave en fusion. Fort de ses précédents documentaires, le réalisateur parvient à retranscrire cette difficulté de l’instant avec une caméra maculée de boue. Tout est sale, poisseux et hostile pour ces explorateurs mal-intentionnés. Le principal point fort de ce long-métrage réside dans la volonté du « véridique » de Herzog. Ici, rien n’est tourné en studio et les indigènes sont de réels locaux embauchés pour le film. Non seulement cette démarche se voit à l’écran mais elle renforce encore plus son propos.

Cela sonne comme une banalité mais c’est une vérité : Herzog est un spécialiste des tournages compliqués, impossibles voire suicidaires. Pour celui-ci les scènes de rapides ne sont pas simulées, les colères de Kinski à peine jouées et cela permet de joindre intra et extra-filmique. C’est notamment le cas du radeau qui se détériore au fur et à mesure de leurs péripéties ; métaphore de l’esprit des personnages, mais également d’un tournage de plus en plus éprouvant… Mais la nature ne serait rien sans une menace invisible, terrée derrière une végétation dense et pourtant si meurtrière. Peu à peu les conquistadors vont subir des attaques éclairs sans même en discerner l’origine, créant alors un climat anxiogène et propice à la folie.

Il arrive parfois qu’un acteur porte littéralement un film sur ses épaules, grâce à son charisme et sa prestation. Ce serait un euphémisme de dire cela pour Klaus Kinski dans Aguirre, la colère de Dieu ! Le véritable Lope de Aguirre étant présenté comme fou, sanguinaire, félon et mégalomane, il parait évident qu’il était le seul à pouvoir l’interpréter. Au-delà des mots, sa prestation en devient physique. Il déambule dans la jungle tel un pantin désarticulé et monstrueux. Il est de ces acteurs « à gueule », buriné par le temps, dont le regard bleu azur sonde l’âme du spectateur au plus profond ! Sa soif de gloire est telle qu’il sera rattrapé par la nature dans une scène finale à glacer le sang.

Aguirre, la colère de Dieu est l’exemple parfait – si ce n’est une démonstration – d’un film réalisé avec très peu de moyen mais à l’audace folle ! Tel un conquistador des temps modernes, Herzog continue son exploration du monde pour nous proposer une plongée cauchemardesque dans l’enfer vert, dont lui seul a le secret. Ce long-métrage représente pour l’instant l’apogée de la démarche de son metteur en scène. Outre son extra-filmique passionnant, il livre un discours effrayant sur la folie de l’homme et son obsession de chimères inaccessibles. Cela marquera également le début d’une des collaborations cinématographiques les plus intéressantes, avec son acteur fétiche et meilleur ami/ennemi: Klaus Kinski !

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