Critique de Les Frères Sisters

Le cauchemar américain

Un film de
Jacques Audiard
Sortie
19 septembre 2018
Diffusion
Cinéma

Le genre du Western semble ne jamais vouloir mourir. Il retrouve même vitalité à intervalles réguliers. Depuis Le Vol du Grand Rapide en 1903, le genre a été décliné encore et encore, et semble rester miraculeusement moderne malgré sa dimension historique.

En 2018, après un Hostiles déjà largement discuté, c’est maintenant à Jacques Audiard (Un Prophète, Dheepan) de saisir colt et stetson et de nous emmener dans le terrible far-west avec son adaptation du livre éponyme de Patrick deWitt. Casting de luxe, visuels forts et réalisateur acclamé, Les Frères Sisters a tout pour être un choc absolu. Qu’en est-il réellement ?

Charlie et Elie Sisters évoluent dans un monde sauvage et hostile, ils ont du sang sur les mains : celui de criminels, celui d’innocents… Ils n’éprouvent aucun état d’âme à tuer. C’est leur métier. Charlie, le cadet, est né pour ça. Elie, lui, ne rêve que d’une vie normale. Ils sont engagés par le Commodore pour rechercher et tuer un homme. De l’Oregon à la Californie, une traque implacable commence, un parcours initiatique qui va éprouver ce lien fou qui les unit. Un chemin vers leur humanité ?

Le sang des frères

Les Frères Sisters est absolument brillant, en premier lieu dans son scénario, grandement centré autour de personnages complexes aux relations ambiguës. D’abord les Frères Sisters, Eli (John C. Reilly) et Charlie (Joaquin Phoenix). Unis par le sang, l’habitude et l’avarice mais divisés par tout le reste. Ils vont s’engager dans une mission absurde qui les mènera au limite du territoire, mais aussi de leur association. Eli est un homme simple, vrai, prêt à tout par amour sincère pour son frère. Charlie, à l’inverse, est ingrat, idiot et ultra-violent. Mélancoliques, durs et introvertis, la relation entre ces deux personnages est complexe et éprouvé au fil du film avec une authenticité touchante.

Avec les deux autres personnages – John Morris interprété par Jake Gyllenhaal et Hermann Warm joué par Riz Ahmed – ils semblent évoluer dans un immense vase clos où l’on voit naître, avec une certaine fascination, des amours et des antagonismes inattendus. C’est véritablement ce soin immense apporté à la construction des personnages et à la richesse de leurs interactions qui porte le film.

Mais à travers l’aventure de ces quatre hommes,  on voit aussi une autre interprétation des thèmes centraux des westerns : la genèse de la société américaine dans un monde sauvage et les limites des individus mis à l’épreuve dans cette sauvagerie. Le far-west a toujours été ce symbole d’un monde sans foi ni loi dans lequel la justice, la paix et la civilisation doivent émerger. Ici nous avons quatre archétypes qui se rencontrent : l’homme de violence, l’homme de cœur, l’homme de science et l’homme de lettres. Les deux premiers sont à leur place dans cette lutte permanente; les deux autres sont ceux qu’on glorifie aujourd’hui, mais en ce temps, leur heure n’est pas venue. Alors que les frères Sisters sont rois du monde parmi les bêtes, leur attrait pour le progrès et leur capacité à faire confiance sont testés. Ils sont récompensés pour leur bestialité; mais avec Morris et Warm, ils sont punis pour leur humanité.

Le film réussit le tour de force de mettre en scène ce développement fabuliste autour de personnages archétypaux sans leur faire perdre leur réalisme et leur profondeur. Tout cela s’inscrit dans une histoire très efficace, riche en rebondissement et en tensions.

Les frères de sang

L’intelligence du film est également soulignée par des qualités visuelles indéniables. La réalisation est soignée. Formellement typique du genre, elle met l’emphase sur des éléments typiques, comme les décors sublimes de la campagne américaine. Des scènes se démarquent du reste par une identité particulière (les transitions effectuant un effet de focus sur un élément narrativement important par vignetage par exemple). Mais c’est surtout la photographie qui donne son caractère au métrage. Appuyant sur certaines scènes avec une ambiance particulière, l’esthétique du western est déclinée sous tous les angles. La débauche, la violence, la noirceur mais aussi sa sécheresse, toutes ces thématiques sont appuyées dans un travail minutieux.

Les Frères Sisters marque immanquablement par son traitement de l’action et de la violence. Contrairement aux westerns de Quentin Tarantino, la violence n’y est jamais jouissive. Les tueurs ne sont pas glorifiés, ils sont juste à leur place. Les batailles ne sont pas lisibles et satisfaisantes; elles sont brutales, fouillis, confondantes et dans un certain sens frustrantes. Les coups de feu ont un aspect particulier : une grande gerbe d’étincelles et un bruit sourd. Comme un coup dans la poitrine. Si la mort est banalisée pour les personnages, la violence reste pénible pour les spectateurs.

Cependant, Les Frères Sisters ne fera pas l’unanimité. Les personnages introspectifs et les dialogues décalés peuvent rendre l’implication et l’attachement difficiles. Le rythme du film est assez lent, appuyant la mélancolie, savourant les moments de calmes, diluant la tension. Certaines scènes qui mériteraient d’être des pinacles dramatiques sont traitées avec trop de distance et souffrent d’un manque de dramatisation.  Traitant d’attachements artificiels, du virilisme et de son rejet dur de l’honnêteté, Les Frères Sisters peut paraître froid et détaché. Mais ces défauts sont superficiels et tiennent plus du ressenti que de problèmes réels dans la construction du film.

Les Frères Sisters est un film riche et efficace. Il est plastiquement soigné, avec des plans déjà iconiques, des idées de réalisation audacieuses et de réelles performances techniques (comme la scène finale). Jacques Audiard brille assurément. La narration est efficace, se centrant autour de personnages intéressants parfaitement interprétés par des acteurs géniaux. L’histoire n’en est pour autant pas délaissée, pleine de voyages, de surprises et de tragiques retournements.

C’est d’abord une tragédie violente, traitant de la famille et de l’amitié. Mais c’est aussi un film politique, mettant en scène la guerre de tous contre tous. Et sa fin, avec la naissance de la société par l’association des hommes et les plaisirs joyeux de la vie moderne. On vit le film comme une marche forcée hors de la violence, le monde prend son prix mais les lendemains sont moins sombres grâce à nos frères et sœurs.

4

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