Indés-scriptibles : Shane Carruth, le messie

En prêtant attention aux programmations, aux recommandations sur Netflix ou aux sorties tendances, on peut parfois sentir peser une certaine fatalité. Se sentir inondé de productions à grand budget formatées, impersonnelles et à la sortie minutieusement programmée. Indé-scriptibles est la chronique de la sortie de route. Ensemble, empruntons des chemins parfois cachés ou cahoteux qui mènent invariablement vers de grandes découvertes cinématographiques. Le principe de la chronique est d’introduire l’oeuvre de réalisateurs et réalisatrices du cinéma indépendant à la carrière encore courte. C’est-à-dire des personne jeunes, tournant ou ayant tourné hors des grosses productions et dont il est possible de visionner et analyser rapidement l’intégralité de la filmographie.

Le réalisateur qui ouvre cette sélection s’est imposé comme une évidence. C’est une icône du cinéma indépendant américain ayant réussi, avec seulement deux longs-métrages de fiction, à construire autour de lui une sorte d’aura presque messianique. Il s’agit de Shane Carruth, le réalisateur de Primer et d’Upstream Color.

En étudiant Shane Carruth il est intéressant de parler de l’oeuvre et du personnage. Deux qualités l’ont fait remarquer dans la foule des cinéastes indépendants américains : d’une part l’originalité et la complexité de ses films, et de l’autre le mystère autour de sa personnalité et sa capacité à disparaître des radars. Nous nous pencherons donc sur ses deux longs-métrages de fiction, distinguant à travers eux le “personnage” Carruth et ce qui le rend si spécial. 

Primer, la soudaine consécration

En présentant son premier film, Shane Carruth est sorti d’absolument nulle part. Plongeons donc tout aussi promptement dans Primer.

En 2004 est présenté au festival de Sundance (qui reviendra souvent dans cette chronique, soyez-en sûrs) Primer, un film de science-fiction traitant de voyage dans le temps avec l’intention d’en offrir une représentation sinon réaliste, au moins la plus crédible possible. L’acteur principal, le réalisateur, le scénariste, le producteur, le monteur et le compositeur de la musique du film se nomment Shane Carruth. C’est un ancien développeur en informatique parfaitement inconnu dans le monde du cinéma. Primer n’a été produit qu’avec 7 000 $, filmé en 5 semaines avec une équipe de 5 personnes et avec une quantité limitée de pellicule. C’est un véritable prodige inattendu qui remportera le Grand Prix du festival. 

Le film raconte l’histoire de deux ingénieurs qui, alors qu’ils travaillent sur un projet personnel, découvrent par accident un moyen de remonter le temps. Il fabriquent des boîtes qu’on peut activer, puis pénétrer plusieurs heures plus tard pour attendre, passant le temps à reculons, et ressortir dans le passé juste après l’activation de la boîte. Passée l’extase de la découverte, la situation va vite se compliquer quand l’un découvrira d’autres boîtes, activées par l’autre depuis le premier jour. Qui attend dans ces boîtes ? Combien de doubles y a-t-il dans la nature ? Que manigancent-ils ? Qui triche et qui vit vraiment ces journées pour la première fois ? Quel est le plan derrière tout ça ?

Primer est un monument de complexité. Shane Carruth, diplômé de mathématiques, crée une histoire qui se déroule sur plusieurs boucles sans vraiment l’admettre. Le film joue mais ne triche pas. L’intrigue est millimétrée, tous les éléments pour la comprendre son rigoureusement disposés. Si le film ne triche pas, il est tout de même évident qu’il joue contre le spectateur. L’histoire de Primer est un puzzle à reconstituer, une énigme dont je ne veux surtout pas vous donner les clés. C’est là beaucoup du plaisir et de l’originalité de l’oeuvre. Ce n’est pas un film traditionnel mais un défi intellectuel. Le visionnage est frustrant mais l’heure, ou les heures, passées ensuite à y réfléchir, à recoller les morceaux et à saisir les duperies sont incroyablement gratifiantes. Enfin, le sentiment triomphant d’avoir enfin réorganisé toute l’intrigue est un plaisir indescriptible. 

Au delà de cette attitude particulière, Primer peut être jugé excellent même en suivant les critères plus communs. L’image est lourdement traitée pour atteindre une apparence au cachet bien particulier, naturaliste, au grain épais et ultra saturé. L’ambiance sombre, chargée en gris et en vert est pesante et renforce la paranoïa ambiante. Le montage est incroyablement précis et la musique souligne l’intensité dramatique. Les acteurs donnent une performance particulièrement réaliste autour de dialogues alimentés par les connaissances de Carruth en physique et en ingénierie. En plus d’être un drame humain sur l’égo, la trahison et le pouvoir, Primer traite de la science. S’attachant à représenter de la manière la plus réelle possible le travail scientifique et le processus de découverte et de développement. Sur cet aspect, c’est un vent de fraîcheur. 

Primer est un film profond, complexe et véritablement unique, handicapé seulement par des effets douteux induit par le maigre budget. Il a su séduire et impressionner presque tout le monde et promettait à Shane Carruth une grande carrière parmi les plus grands d’Hollywood. Il n’en fut rien. Ayant collecté les fruits de son succès, il disparut.

Upstream Color, créer le mystère et ne pas décevoir

Shane Carruth n’est pas sur les réseaux sociaux. Il donne peu d’interviews, il ne fait pas de crowdfunding. Aucune trace de l’enfant prodige. L’acteur de Primer et Rian Johnson annoncent cependant en 2009 qu’il travaille sur A Topiary, un film de science-fiction. A Topiary ne verra jamais le jour, on devine à cause d’une pré-production trop compliquée dont il parle durement. Si on sait l’abandon du projet, nul ne sait à l’époque sur quoi Carruth travaille. 

C’est en 2014, comme une seconde venue du messie, que Shane Carruth présente à Sundance son second long-métrage : Upstream Color,

Upstream Color raconte l’histoire de Kris, une femme affectée par un parasite cultivé et utilisé par un mystérieux arnaqueur pour l’hypnotiser et la dépouiller. Le parasite est retiré par un autre personnage inconnu et transfusé à un cochon, l’expérience laisse un lourd traumatisme en Kris qui perd ses souvenirs, ses repères et sa vie sociale. Elle fait la connaissance de Jeff, qui a vécu la même agression. Tous deux sont encore liés à leurs parasites et vivent des vies parallèles. Ensemble ils vont se reconstruire et remonter les traces du parasite pour retrouver leurs propres personnalités.

Upstream Color a l’ambition d’être un film expérimental. Il est indéniablement moins terre à terre que Primer. Son propos, son fond et la finalité de l’expérience qu’il propose sont aussi beaucoup moins évidents. Upstream Color traite des cycles. Des cycles de la nature, avec la vie fictive du parasite aidée par des exécutants répétant encore et toujours les mêmes procédures, mais aussi les cycles de la psychologie des personnages qui luttent pour retrouver une vie normale après une épreuve, et les cycles de relations : la rencontre, la découverte, le partage, la séparation, les éventuelles retrouvailles, etc. Il y a aussi ce qui rompt les cycles. La mort, l’incapacité d’enfanter, l’influence d’autres cycles.

Upstream Color montre autant la force de ces répétitions qui s’imposent à nous que leur absurdité par la manière dont elles s’imbriquent dans la vie des parasites. Les mêmes événements seraient émouvants chez les humains mais banal, voir répugnants chez d’autre forme de vie ?

C’est un film difficile à décrire et à exposer car l’expérience est surtout sensorielle. Cette fois-ci, les couleurs sont délavées mais Shane Carruth se permet plus d’esthétisme dans la réalisation, et surtout énormément de symbolisme. Il y a une importance toute particulière aux gestes, à la chair, aux matériaux, aux textures. En somme à tout ce qui est matériel et ressenti, comme un test de sensations à travers l’écran. Enfin, le travail du son est exceptionnel : angoissant, atmosphérique et surpuissant.

Upstream Color reste une expérience déroutante sur laquelle on dispose de bien peu de clés, à part nos tripes. 

Comme après Primer, Shane Carruth s’est fait bien rare après cela. Il a joué dans quelques films et séries et a produit et réalisé un peu pour la télévision, mais il ne s’exprime presque jamais sur son oeuvre et ses projets. Et c’est cela qui définit son personnage. Un homme orchestre qui livre, à la force de son intelligence et de sa détermination, des films uniques et passionnants et qu’on pourrait croire destiné au nirvana du cinéma de studio. Mais il trouve toujours le moyen de disparaître pour revenir une fois par décennie, à Sundance, avec un modeste chef-d’oeuvre qui déchaîne les passions.

Shane Carruth ne sur-explique pas son oeuvre et les internautes s’en chargent bien à sa place. Il ne fait pas d’effet d’annonce et sa simple aura suffira toujours à créer une formidable anticipation. Sa filmographie se parcourt en moins de 3h et les vaut infiniment.

A part quelque bribes de casting et un titre, The Modern Ocean, tout ce qu’on sait de son prochain projet c’est qu’il n’est pas pour bientôt. Ce qui est sûr c’est que le retour du messie de l’indé est déjà très anticipé.

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